31 octobre 2022

Le coût caché de la gratuité

Depuis un an, je fais partie d’un tiers-lieu. Et chaque semaine je suis ébahie par tout ce qu’on nous propose gratuitement, ou pour une somme modique. Des activités sportives/culturelles/conviviales, des locaux, du partage de compétences et de connaissances, des rencontres, un réseau… C’est tellement chouette et ça a tellement de sens aujourd’hui qu’on pourrait prendre cette gratuité pour acquise. Voire même pour un dû.

Or la gratuité n’est jamais acquise. Ni due. Ni même vraiment gratuite.

Et plus on est conscient·es du coût caché de la gratuité, plus on peut réfléchir ensemble à des systèmes qui la rendent possible, durable et équitable. On en parle ?

Gratuit… Ou pas

« Quand c’est gratuit, c’est toi le produit ! »

Commençons par le plus évident. Dans la famille des services gratuits-mais-pas-vraiment-gratuits, je demande ceux de Google, Facebook, YouTube… Et toutes les entreprises qui font commerce de nos données personnelles.

Le coût du gratuit, dans ce cas, c’est notre vie privée, nos libertés, notre temps de cerveau disponible, la qualité et la fiabilité de l’information… Et ça pose beaucoup, beaucoup de questions dérangeantes d’un point de vue démocratique.

« Ce service est gracieusement sponsorisé par vos impôts… Et la précarité »

En France, les soins sont gratuits (enfin de moins en moins, mais c’est un autre débat) et là encore, ce n’est ni de la philanthropie, ni de la magie, mais un système de redistribution. En 2019, sur 1 000 € d’argent public, 195€ financent la Sécu. C’est beaucoup. En comparaison, 17€ vont à l’environnement (voilà voilà).

Tu y contribues plus ou moins selon ton niveau de revenus (et ton habilité à planquer ton argent dans des paradis fiscaux) mais tu y contribues dans tous les cas. Ne serait-ce que via la TVA sur chaque produit/service que tu achètes.

Le coût de cette gratuité, c’est donc un taux de prélèvements très important… Et des salaires (très) bas. Sans parler des conditions de travail qui ne font qu’empirer, et se paient en mal-être, craquages, burn-out, dépressions et suicides du personnel de santé. Ça pose la question de comment on traite ceux·celles qui nous soignent… Certes moins à la mode depuis qu’on s’est lassé·es du COVID (allez promis, j’arrête les réflexions qui fâchent).

Et c’est pareil pour les associations, si précieuses à la vie sociale, culturelle, sportive, elles aussi financées par l’argent public (48% du budget des associations employeuses, 20% pour les associations sans salarié·es) et sponsorisée par des salaires bas (en moyenne, 21 300€ bruts/an soit 1 385€ nets/mois). Ce qui interroge à nouveau sur la soutenabilité d’un modèle qui plonge ses travailleur·ses dans la précarité. Mais peu importe, car c’est au nom de l’intérêt général. N’est-ce pas ?

L’autre coût caché du gratuit : l’exemple du bénévolat

Et tiens, puisqu’on parle des associations, regardons aussi le coût non-monétaire de la gratuité : ce que ça demande en temps et en énergie, et qui va parfois bien au-delà de ce qu’une personne peut vraiment donner.

En 2016, on estimait qu’11,4 millions de Français étaient bénévoles, soit plus de 17% de la population. C’est dire si la France compte de héros, capables de sacrifier leur vendredi soir pour remplir des budgets Excel à triple entrée, ou de se lever à 4h un dimanche pour servir du quatre-quarts aux ravitos (et avec le sourire stp).

Quiconque a déjà fait du bénévolat sait ce que ça peut apporter en termes de rencontres, d’apprentissages, de partage, de convivialité… Mais aussi comment on peut y laisser quelques plumes, si on n’y prend pas garde.

Une personne qui travaille à temps plein peut généralement offrir quelques heures par mois à un collectif sans mettre le waï dans son quotidien. Et tant mieux que plein de gens le fassent : je trouve ça chouette et important qu’on ait des espaces où s’investir de façon désintéressée.

Mais on sait bien que les associations ne pourraient jamais tenir qu’avec ça. Si elles perdurent, c’est grâce à des bénévoles bien plus disponibles que quelques heures par-ci par-là. Grosso modo, ce sont :

  • Des personnes qui n’ont pas/plus besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins, et peuvent donc dédier leur temps à autre chose qu’à générer un revenu : retraité·es, personnes au foyer, chômeur·ses, héritier·ères (pourquoi pas). De fait, le temps qu’ils offrent n’est pas vraiment gratuit. Il est financé, que ce soit par la retraite, la protection sociale, les revenus du conjoint, une rente, ou autre chose. Sans ça, ils·elles ne pourraient pas dédier autant de temps au collectif.
  • Des actif·ves qui choisissent d’empiéter sur leur niveau de vie (en travaillant à temps partiel, par exemple), leur temps de loisir/repos, voire leur vie sociale/affective/familiale pour être disponibles. Ce qui est rarement tenable sur le long terme, et peut se payer cher en termes de santé, physique et/ou mentale.

Le problème avec ça, c’est que ça n’est pas suffisamment vu, ou nommé. On ne comprend pas pourquoi certain·es s’impliquent et d’autres pas, qu’est-ce que ça coûte aux un·es et pas aux autres.

Le bénévolat – qui est un don, ne l’oublions pas – peut alors rapidement être considéré comme normal ou dû. À tel point que j’ai déjà entendu des personnes trouver « dommage » qu’on salarie un bénévole, car les 20h/semaine qu’il consacrait gracieusement au projet devaient être payées. Franchement… Est-ce vraiment ça qu’on veut construire ? Un monde où on s’en fout de taper dans les ressources des gens, du moment que c’est gratuit ?

Quel modèle pour financer la gratuité ?

Bref : le gratuit est souvent permis par un système de redistribution (qu’il se situe à l’échelle étatique, locale ou même du couple), et/ou par un déséquilibre entre ce que donnent les un·es et ce que reçoivent les autres. (Je crois que la loi de Pareto s’applique aussi aux collectifs : 20% de membres engagé·es, dont le travail profite aux 80% restants, selon un sondage Pifomètre). Avec tout ce que ça peut susciter comme attentes, rancœurs, incompréhensions et autres conflits larvés.

L’intention n’est pas de juger ça, mais d’en être conscient·es. Car alors on peut se poser les bonnes questions (par exemple : comment on rééquilibre tout ça ?)

L’idée n’est pas non plus d’abattre la gratuité pour transformer tous les échanges en transactions quantifiables, mesurables et surtout monétisées (quelle angoisse).

C’est simplement d’être lucide sur ce que le gratuit requiert, pour remettre de l’équilibre dans nos systèmes, prendre soin des contributeur·rices, et réfléchir à pérenniser des gratuités durables et justes.

Par exemple, on peut se demander :

  • Qu’est-ce qu’on juge essentiel d’offrir gratuitement et pourquoi (en lien avec nos valeurs, notre vision du monde, ce qu’on veut construire, etc.) ;
  • Quel modèle économique pérenne mettre en place pour financer ça : ça peut être des adhésions, des dons, du sponsoring, des activités lucratives, des aides et subventions publiques, du bénévolat, un financement participatif… Et souvent un mélange de tout ça ;
  • Comment rétribuer et protéger les personnes qui alimentent la gratuité, pour éviter qu’elles s’abîment et se précarisent pour la bonne cause ;
  • Comment veiller à un équilibre donner/recevoir sain au sein du collectif (dit autrement : que ce soit pas toujours les mêmes qui donnent et les mêmes qui prennent, ou bien réfléchir à un système qui rétablit l’équilibre).

Examiner le coût de la gratuité ensemble… Pour mieux la préserver !

Ça me semble vraiment important de poser ces questions tous·tes ensemble, pas uniquement dans les instances décisionnelles ou un petit cercle d’initié·es. Parce qu’on a besoin de sortir de l’inconscience financière, d’être lucides sur ce qui finance la gratuité et d’arrêter de la prendre pour acquise.

Sans ce travail collectif, on retombe dans les schémas stériles de « l’argent c’est sale » et « le gratuit c’est normal ». Schémas qui condamnent de nombreux projets géniaux à se crasher ou partir en sucette, faute de se poser les bonnes questions et de trouver un modèle qui sert leurs valeurs et leurs ambitions.

Bref. Je pense que le gratuit est un cadeau précieux et indispensable à une société, mais qu’il faut bien intégrer qu’il ne tombe pas du ciel, qu’il est à organiser. Et pour ça, on besoin d’en parler, de briser les tabous et de s’atteler ensemble aux questions d’argent et de modèle économique.

Admettre que la gratuité a un coût (caché) permet de réfléchir à des modèles qui la rendent possible, durable et juste.

Et moi, je suis pour cette gratuité là.

(J’ai écrit cet article à l’invitation d’Alexe Martel et de son Défi épeurant. Pour lire pleiiin d’autres contenus drôles, instructifs et/ou percutants, fouille le web et les réseaux avec le hashtag #joliecitrouille.)

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Photo à la une : Cristi Tohatan – Unsplash

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1 Commentaire
  1. Claire Schepers

    Merci de cet article hyper inspirant et qui amène plein de réflexions à nourrir.

    Réponse
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